La e-révolution du commerce alimentaire digital : les leçons des Licornes — Années 2020, combats de titans… (2/6)

21 octobre 2021

Tribune libre de veille projective par Sauveur Fernandez, l’Econovateur, accompagnateur marketing innovation — fsauveur@econovateur.com

Premier épisode accessible ici

Deuxième épisode : années 2020 nouvelle étape décisive – Nous l’avons vu, la vente alimentaire e-commerce n’a pas attendue la Covid-19 pour se développer avec l’ambition de démocratiser l’achat alimentaire en ligne. Les confinements ont cependant accéléré de quelques années sa démocratisation. Les licornes, grandes startups ambitieuses utilisant habilement les technologies Internet, instaurent de nouveaux modes de commercialisation et de nouvelles habitudes de consommation qui vont « faire » les années 2020. Des leçons sont à tirer, car ces évolutions vont impacter la grande distribution et le secteur bio spécialisé.

LES LEÇONS DES LICORNES

Au-delà de la grande variété de stratégies propres à chaque licorne, de grandes lignes de force émergent qui dessinent le futur (très) proche de la vente en ligne alimentaire. Voici une brève description d’un nouveau néo-bréviaire digital qui signe le e-commerce alimentaire du XXI° siècle, et que nous détaillerons dans les prochains épisodes

1/ L’ère du méta-métier : vers la convergence des secteurs et des offres

Une analyse de l’évolution des licornes démontre que, quelque-soit la vocation de départ (restauration, épicerie généraliste, produit de dépannage…) les startups ont tendance avec le temps à tout proposer. C’est, en gros, le retour du bon vieux « tout sur le même toit » sacralisé par Amazon et la GMS, mais en version XXL nouveau siècle comme la livraison de glaces en 15 mn pour savourer en famille un film.

Les français ont inventé l’hypermarché — copié en 1989 par Walmart sous le terme de Supercenter, mais aujourd’hui en érosion. Amazon à déjà mis en place depuis 20 ans son remplaçant, un « Supersite » de vente en ligne généraliste « tout sous le même toit » mais en version écran, de son salon, sans voiture et ni parking… Les licornes lui apportent un nouveau souffle. 

Cette convergence progressive des métiers part d’un constat très simple : les retours d’expérience montrent que l’internaute qui veut, par exemple, commander un repas, peut aussi en profiter pour combler un oubli d’achat comme une brosse à dent, et, progressivement, prendre l’habitude d’y faire aussi ses courses pour la semaine… Chaque licorne utilise de fait son activité de base comme un cheval de Troie pour espérer acquérir à terme tout le budget alimentaire du client ou, a minima augmenter le panier moyen, ce qui diminue d’autant les frais de livraison. 

Ce désir d’être un multi spécialiste s’accompagne aussi d’une tendance à l’intégration verticale (posséder tous les grands maillons de la chaine de valeur, production, entrepôts, livraison, création de marques MDD…).

Cette tendance forte à l’indépendance n’empêche pas les partenariats stratégiques avec les grands distributeurs actuels. Malgré les déclarations de presse jouant sur la complémentarité « win-win » (gagnant-gagnant), chaque camp a conscience en coulisse qu’une grande partie de ces partenariats est avant tout tactique, le temps que chaque camp gomme ses points faibles ou atteigne une taille critique.

2/ Super App : objectif guichet fermé 

Les commandes s’effectuant de plus en plus sur smartphone, la place est limitée (environ 9 applis quotidiennes utilisées). Le but est donc de créer une super application de commande qui permet de livrer tout type de produits de grande consommation (PGC), et si pratique qu’elle en devient incontournable pour le client. 

Comparaison des apps d’achat Carrefour & Goppuf : le spécialiste américain de la livraison en 20 mn, possède, entre autres atouts, une immersion d’achat immédiate et attrayante avec une sélection immédiate des catégories désirées, le temps d‘évaluation de la réception des commandes, etc. Des critères de fidélisation essentiels. Visuel Econovateur

Une super app peut-elle remplacer un magasin physique ? Oui, selon une étude américaine de 2021 les ventes en ligne sont jugées plus agréables que le parcours en magasin en particulier pour les moins de 35 ans (une population décisive depuis 2020 pour son pouvoir d’achat et son influence culturelle). L’ergonomie (design UX) de ces super applications, très poussée et très attractive, a plusieurs années d’avance sur les classiques sites de vente en ligne de la grande distribution.

3/ Principe de curation

La curation consiste — plutôt que d’afficher 30 marques de petits pois en laissant à l’internaute le soin de choisir — à proposer à la place une sélection « maison » personnalisée avec un choix unique ou restreint s’opérant sur 4 modes possibles accessibles dès la page d’accueil : 

1 – Partir de menus et recettes alimentaires, transformés en course.

2 – Offrir des critères de sélection poussés par tribus : vegan, régimes, éthique de la marque, et moments de vie (repas d’amis, nombre de personnes…).

3 – Proposer une liste volontairement restreinte composée de marques originales / locales / peu connues / géolocalisées suivant le lieu de commande. 

4 – S’allier avec des influenceurs qui proposent leur propre sélection de marques ou plats pour la semaine.

La curation est bien plus qu’un nouveau moyen de faciliter le remplissage du panier. La personnalisation/recommandation d’achats sélectionnés repose sur de nouveaux imaginaires émergents de consommation qui vont se démocratiser durant les années 2020 : refus plus ou moins inconscient de la quantité de choix,  perçu de plus en plus comme une contrainte — Réponse adaptée à des tribus alimentaires de plus en plus larges, – Besoin de découverte de micro-marques atypiques, etc.

4/ Dark store et ghost store.

Les dark stores : de plus en plus médiatisés (et rarement bien compris ou perçus à leur juste utilité) sont, nous l’avons vu, des micro-plateformes logistiques de quelques centaines de mètres carrés. Elles gèrent souvent un nombre limité de références, et sont optimisées pour la livraison rapide à une échelle locale (model hub and spoke). Les dark stores peuvent être, soit autonomes et situés dans des endroits bon marchés, avec une meilleure productivité, soit hybrides, en étant accolés à un magasin. La tendance est à la robotisation des dark stores. Ces magasins fantômes ont plusieurs fonctions : 

  • Pallier à l’absence de magasins physiques pour les startups pure player (Gopuff) 
  • Rendre chaque magasin ou hub de magasin autonome et plus efficace pour la livraison rapide.
  • Renforcer son indépendance face à la GMS et traiter directement avec les marques PGC (une étape que prépare discrètement Instacart)

Nous sommes à l’aube de l’exploration du plein potentiel des dark stores. Ceux-ci peuvent par exemple servir aux marques de base de livraison dans les zones urbaines aux marques pour une vente directe (D2C). Les dark store sont aussi particulièrement adaptés à la livraison rapide de produits locaux, ce qui devrait intéresser la bio… 

Les ghost kitchen : ce sont des cuisines fantômes sans salle de restauration, car destinées uniquement à préparer des plats. Optimisées pour la livraison rapide et locale, leur usage est là aussi multiple et leur potentiel prometteur. La grande tendance pour les marques nationales est d’utiliser les ghost kitchen comme moyen de s’implanter à bon compte dans de nouvelles zones, puis de les faire évoluer en points relais de réception client, et, en point d’orgue si le succès vient, de les transformer en cuisines robotisées de préparation culinaire avec salles de restauration, bouclant ainsi la boucle… Nous détaillerons là aussi ultérieurement les usages innovants qui peuvent en être faits par les enseignes et marques bio. 

5/ Nouveaux métiers et nouvelles sources de revenus

Le commerce en ligne alimentaire est coûteux tant en frais de livraison que de communication digitale. Pour compenser ces postes lourds qui ne peuvent être intégralement transférés sur le client, une tendance est d’imiter Amazon en percevant d’autres sources de revenus que la vente de produits PGC : la grande voie, depuis deux ans, est d’intégrer sa propre régie publicitaire et de vendre ses datas clients. 

Une autre tendance forte en GMS est de mettre à la disposition de marques ou distributeurs concurrents son expertise ou ses outils industriels : flotte de livraison, entrepôts, ou, pour les licornes, son savoir-faire en micrologistique (le pionnier Ocado exporte son matériel logistique à des enseignes physiques internationales comme Casino en France).

Enfin, les possibilités universelles d’Internet et des super app permettent d’utiliser l’alimentaire comme un « pied dans la porte » pour pénétrer de nouveaux métiers serviciels sans rapport avec le secteur alimentaire ou même la distribution : aux États-Unis le nouveau graal des enseignes, d’Amazon et des licornes est la création d’hôpitaux, centre de soins ou prestations médicales. Le distributeur alimentaire Kroger possède déjà… 224 cliniques. Avec des activités aussi diversifiées sans logique apparente, nous basculons du e-commerce à l’économie digitale, y compris pour la bio, Ce nouveau modèle économique est accéléré par la pandémie.

Wallmart, le n°1 de la distribution américaine a ouvert 20 cliniques de soins dans trois États au cours des deux dernières années, loin derrière Kroger – Visuel Wallmart

6/ Les magasins, plus que jamais indispensables 

Loin de disparaître, les magasins physiques deviennent une pièce maitresse de l’économie digitale pour deux grandes raisons :

  1. Le besoin d’un lien émotionnel physique avec la marque ou l’enseigne va devenir vital, car le commerce ne peut se résumer à un long chapelet de cuisines et magasins sombres livrés chez soi sans aucun lien extérieur. 
  • Le coût de l’acquisition client est en train de devenir plus faible en magasin que sur la toile. 

Amazon [avec certaines licornes] vient de lancer aux États-Unis une version encore plus aboutie enrichie de… magasins alimentaires physiques bourrés de techno, actuellement en phase de déploiement. La boucle est bouclée : les magasins physiques [re]deviennent une pièce majeure du commerce nouveau siècle, tout en laissant une place définitive au e-commerce.

Il va sans dire que le magasin bio des années 2020 doit néanmoins remplir certaines conditions, dont la première est de ne plus seulement être un simple lieu de « picking ».

ANNÉE 2020 : LA E-DISTRIBUTION ALIMENTAIRE EN PLEINE TRANSFORMATION

/Licornes, enfants terribles du mariage de l’économie digitale et de l’agroalimentaire 

Cette nouvelle génération de startups aux ambitions mondiales, et aux méthodes originales, signe l’entrée officielle de l’industrie alimentaire dans la quatrième révolution industrielle, faite d’un savant mélange de technos de pointes et de data. 

Maitrisant l’économie digitale qui a fait le succès des licornes du non alimentaire comme Airbnb, les licornes, valorisées a minima à un milliard de dollars, utilisent, nous l’avons vu, de nouvelles approches en micrologistique, merchandising digital, UX design (ergonomie), etc. Technophiles mais pas introverties, elles savent aussi construire du lien émotionnel avec le client, attiré par de nouveaux imaginaires alimentaires et de nouveaux usages. 

Cet intérêt récent de la food tech pour le contenu de nos assiettes, malgré les faibles marges et la logistique complexe se comprend. L’achat alimentaire est un poste clé incompressible du budget familial. Si la vente d’épicerie en ligne en France et en Europe est encore faible (5 % en France pour 2020), une progression de marché de seulement 10 %, implique un graal de 220 milliards de dollars pour le marché européen de l’épicerie. Avec la Covid partie pour durer et qui stimule les e-achats, ce chiffre d’affaires prévisionnel sera atteint en quelques années.

/Les licornes, plus fortes que le Roi GMS ? 

Ces méga startups, qui, grâce à la Covid viennent d’atteindre une taille critique sont parties pour rester et être des concurrentes de poids pour la GMS qui voit son hégémonie, encore puissante, remise sérieusement en cause. Walmart, le premier épicier de la planète, est déjà talonné de près par Amazon, désormais n° 2, et très bientôt en tête de liste.

Les grandes enseignes américaines et françaises réagissent actuellement plutôt bien aux coups de butoir des pure players avec leur propre écosystème de vente numérique, qui s’appuie intelligemment sur leurs réseaux de magasins physiques et des concepts originaux [drive piéton…]. En France, Carrefour, est par exemple, à mon sens, celui qui a le mieux compris les méthodes des licornes en procédant à des rachats de startup au bon moment, et en diversifiant ses métiers dans la régie publicitaire ou la finance. 

Cependant, les derniers revirements stratégiques et investissements de la part des distributeurs ont manqué d’audace. Les annonces de partenariats avec des startups locales [cf. l’incubateur de Monoprix-Franprix] ou les annonces d’acquisitions de petites startups [cf. les rachats de Cajoo, Quitoque et DejBox par Carrefour] se font souvent sur un mode défensif et ne sont pas anticipées.

Les startups internationales comme Gorillas [Allemagne] ou Getir [Turquie] restent en fait la tête de pont des innovations comme la livraison en… 15 minutes, pas encore disponible chez Amazon et investie depuis cet été par Carrefour. 

Les licornes réunissent, nous venons de le voir, un ensemble de qualités qui les rend agiles et proactives. Par exemple un « petit » site alimentaire français comme la Belle Vie [2015] arrive en une poignée d’année à faire quasiment le même chiffre d’affaires que les meilleurs sites e-commerce alimentaire de la grande distribution, comme Houra [Cora].

Certains experts prédisent malgré tout qu’Amazon, ne sera au mieux qu’un nouvel acteur de la distribution, bousculant somme peu l’ordre actuel des choses, et qu’il sera même rattrapé à terme par la GMS. C’est oublier un peu vite l’arrivée des licornes dans cet e-monopoly alimentaire en cours. Celles-ci, avec Amazon, bien que concurrentes mais complémentaires [notamment dans la livraison de repas] vont créer un effet tenaille décisif sur la GMS. 

La valorisation boursière des plus grandes les rendent d’ailleurs inatteignables des distributeurs historiques. Les partenariats divers que tissent la GMS avec les licornes vont aussi encore rogner leur marge déjà faible. Dans 5 ans, et après beaucoup de péripétie dans tous les camps, deux scénarios prospectifs sont possibles ; 

1/ Le paysage des distributeurs internationaux physiques verra certains disparaitre et remplacés par des licornes. L’ensemble constituera une nouvelle génération de distributeurs à la fois online et physiques… et toujours autant monopolistiques.

2/ Les licornes auront une puissance monopolistique telle qu’elles deviendront dominantes et constitueront un nouveau « Gafam » de l’économie digitale alimentaire. Ce nouvel oligopole ira jusqu’à fragiliser, prendre des parts, et même absorber certains grands distributeurs internationaux, y compris la GMS française, plombée notamment par ses hypers… et bien sûr la bio spécialisée. 

Dans les deux cas, le paysage conventionnel de la grande distribution est parti pour muter en profondeur, en route vers un nouveau Supercycle.

Et la bio dans tout ça ? 

Les marques et enseignes bio partent à priori perdues d’avance, au vu des sommes colossales investies (14,3 milliards d’euros pour 2020-2021, soit plus que le chiffre d’affaires total du marché bio français), et de l’avancée rapide des licornes et des grands distributeurs qui les imitent de plus en plus. Dans le même temps, les enseignes spécialisées bio françaises commencent dans l’ensemble à peine à démarrer des sites e-commerce de première génération, et déjà dépassé. Ce retard va d’ailleurs entrainer inévitablement des initiatives diverses, dont le rachat d’enseignes bio par des licornes avides de s’accaparer le bien le plus précieux de la bio spécialisée : un consom’acteur averti

Aux États-Unis, les enseignes bio spécialisées ont globalement pris aussi avec retard le train du e-commerce. Ce qui n’empêche pas certaines réussites comme la livraison à domicile en une heure de la petite chaine bio californienne indépendante Bi.Rite (6 magasins) – Visuel biraitemarket.com 

Et pourtant, le rôle de la bio spécialisée mondiale est fondamental pour offrir un contrepoint salvateur à ces nouveaux acteurs numériques dont beaucoup basculent dans un techno-féodalisme ou rien ne change vraiment [comme le statut social de leur livreur ou employé, et une robotisation de leurs activités qui supprime des emplois]. À ce titre, la bio engagée reste plus que jamais une éclaireuse pour une nourriture inclusive bienveillante, démontrant par la preuve qu’un autre monde est possible. Vu le contexte, la GMS, elle aussi menacée, et certaines startups alternatives, pourraient s’avérer des alliés de poids imprévus, avec divers partenariats.

Nous donnerons pour le secteur bio pour les prochains épisodes quelques grandes clés d’actions [elles existent !]. Celles-ci permettront de surfer habilement sur ces nouvelles grandes vagues digitales, pour continuer d’éclairer le monde, à condition de réaliser le plan d’ensemble et de savoir créer ses propres règles.

Fin du second épisode — Tribune de veille libre par Sauveur Fernandez, l’Econovateur, accompagnateur marketing innovation — fsauveur@econovateur.com

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